Parmi les lettres reçues par la famille lorientaise pendant la guerre, il y a celles de tante Gabrielle, seconde épouse d’Yves LE COZ (1847-1941), le frère aîné de mon arrière-grand-père Joseph LE COZ.
Nous ferons plus ample connaissance avec Yves LE COZ dans une prochaine chronique, mais pour le présenter dès aujourd’hui en quelques mots, disons qu’il a fait une brillante carrière au ministère des finances, avant d’occuper le fauteuil de maire de Versailles de 1925 à 1935. Il perd sa première épouse 5 ans après leur union, se remarie 17 ans plus tard avec Gabrielle THOMAS, la fille d’un sculpteur très implanté dans les milieux parisiens, de 18 ans sa cadette. A priori, aucun enfant ne nait de ces deux unions.

Au début de la guerre, Yves LE COZ - aîné de sa fratrie - est aussi le dernier vivant de ses frères et soeurs. Il garde des liens étroits avec sa famille bretonne.
En 1940 et 1941, Gabrielle adresse plusieurs lettres à ses petites nièces lorientaises.

Outre les difficultés de rationnement, elle évoque aussi la santé déclinante de son époux nonagénaire.
Versailles, 1er septembre 1940, Ma chère Madeleine
[il s’agit de Madeleine NAYEL (1919-1990). Gabrielle évoque Yves - NAYEL, cette fois - et Louis, les frères de Madeleine ; Linette, fille de Marie LE COZ et René NAYEL - branche jaune - cousine des précédents, qui s’était mariée en 1937 avec Robert PHILIPPE]
Je crois que je ne t’ai pas remerciée de ta gentille lettre. Excuse-moi et partage avec ton cher papa et tes sœurs nos pensées les plus affectueuses car nous parlons bien souvent de vous tous en pensant aux pauvres prisonniers que vous devez avoir hâte de revoir. Je sais par ta tante Marie que ton cher papa est allé à Laval voir Yves avec Linette bien heureuse de voir son mari. Quelle joie pour eux aussi ! mais quelle courte visite. Espérons qu’on les renverra bientôt et qu’ils éviteront l’hiver. Surtout pour le pauvre Louis s’il est toujours en Allemagne. Ton oncle Yves va bien comme santé générale mais il voit avec peine sa faiblesse augmenter et craint toujours de ne plus pouvoir sortir. Il peut encore le faire tous les jours et cela lui fait beaucoup de bien. En regrettant de ne plus pouvoir écrire lui-même, il se joint à moi ma chère petite Madeleine pour t’envoyer, ainsi qu’à Guitou, Rosette et ton cher papa nos baisers les plus affectueux et nos vœux les plus sincères sans nous oublier auprès de ta petite belle-sœur.
Versailles, 14 mars 1941, Ma bien chère Marguerite,
Merci du bel envoi arrivé hier soir en bon état sauf 3 œufs qui ont été cassés mais qui vont servir ce soir pour une omelette. Ils sont très beaux et ici on ne peut pas en avoir, cela viendra peut-être. Le poulet n’a pas été abimé quoique pas vidé mais nous en avons mangé une partie ce matin trouvant plus prudent de ne pas le faire attendre plus longtemps. La prochaine fois, pour avril par exemple, je te demanderai du veau et t’enverrai des tickets (quelle [?] que ces tickets). Le poulet était tendre et bon mais nous pouvons en avoir de temps en temps ici et avec le port en moins en somme, cela n’est pas plus cher. Nous aimons bien les rillettes et les petits pois nous rendent bien service. Ici aucune conserve de légume aussi je t’en redemanderai 2 demi-boites encore avec le morceau de veau 1 kilo si possible, toujours pour avril. Il y a-t-il des boites de sardines ou des boites de filet de morue ? Merci aussi pour les pommes et les oranges. Ici elles sont [toutes ?] de sorte qu’on n’en trouve plus une seule et il y en a eu tout l’hiver. Ton pauvre oncle va mieux de sa bronchite mais on ne peut plus en venir à bout [et n’est ?] plus sa tête et c’est bien pénible, je t’assure. Si tu vois ta tante Marie dis-lui que je la remercie de sa gentille lettre mais qu’il m’est impossible de lui répondre ces jours-ci, j’ai trop à faire dans ces moments. Je t’enverrai les tickets de viande pour le veau si toutefois j’en ai assez. Je t’envoie ceux des rillettes et suis avec vous tous de tout cœur et ton oncle se joint à moi pour vous embrasser bien affectueusement. Ta tante et amie G. LE COZ
Versailles, 20 avril 1941, Ma bien chère Marguerite,
Je te remercie infiniment de ta grande complaisance et j’attendais ta lettre pour te répondre en t’envoyant ce que je te dois ainsi que les tickets. Le colis est arrivé vendredi matin en parfait état ; les morceaux de veau étaient excellents et la compote de pommes délicieuse. Quant aux petits pois, ils sont aussi bons que les derniers bien que ce ne sont la même marque. Ton oncle qui les aime beaucoup s’en régalera ; les filets de morue sont superbes et nous n’avons pas pu en avoir ici aussi j’en suis enchantée. Nous trouvons dans ces moments des artichauts mais à quel prix ! J’en ai 2 aujourd’hui très moyens pour 14 francs, une botte de navets d’1kilo 13,90 et tout comme cela. Vous avez donc bien raison de mettre des légumes dans votre jardin qui est assez grand pour en avoir pas mal, et ton père s’y entend très bien je crois.
Ton pauvre oncle perd de plus en plus la tête. Il se croit en villégiature tantôt dans un endroit, tantôt dans un autre et il n’y a pas moyen de le raisonner. Je ne peux plus le quitter d’une minute sans qu’il fasse un malheur quelconque, et je passe ma journée à nettoyer, à éponger, à refaire son lit et c’est bien pénible de voir qu’il est devenu comme cela. Il voudrait tout le temps sortir et il ne tient pas sur ses jambes. Il faut donc le surveiller constamment. Je suis bien fatiguée moi-même mais je me maintiens tout de même. Heureusement car la vie est ici compliquée. Pendant une semaine, ton oncle n’avait plus d’appétit et je m’en préoccupais mais il est bien revenu maintenant et j’en suis bien contente.
Tu dois avoir bien à faire aussi ma chère Marguerite pour t’occuper de tout et encore trouver le moyen de rendre service aux autres. Je t’en suis bien reconnaissante. Tes sœurs Madeleine et Rosette auront passé 3 bons jours à l’île Berder. Il parait que c’est très joli. Ton oncle se souvient de ce pays-là avec plaisir. Il y allait souvent quand il était à Vannes autrefois. Nous sommes contents que vous ayez de bonnes nouvelles de vos prisonniers et espérons que le retour ne tardera pas. Nous vous embrassons bien affectueusement ton père, tes sœurs et toi, en t’embrassant de tout cœur, ta tante G. LE COZ.
Je rouvre cette lettre pour te dire que j’espère que les tickets sont les mêmes à Lorient qu’ici car il parait qu’il y a des régions où ils sont différents, j’en serais désolée pour toi. Nos bonnes amitiés aussi chez ta tante Marie. Embrasse les tous pour moi.
Versailles, 20 juillet 1941
Ma bien chère Marguerite
Enfin un petit moment pour te répondre. C’est que tu ne peux pas imaginer la vie que je mène en ce moment : ton pauvre oncle est maintenant tout à fait impotent et je suis obligée d’être tout le temps à ses ordres. Je suis donc dérangée à toute minute et je n’arrive à rien. Je suis contente que vous ayez été épargnés par le bombardement. Je t’avoue que nous n’avons pas été inquiets parce que nous ne lisons pas les journaux et que nous ignorions que [vous] étiez en danger. Et hier, nous avons eu l’agréable visite de Melle MOUSSU qui nous a donné de vos nouvelles et qui nous a dit que Madeleine était admissible. Nous faisons tous nos vœux pour elle afin qu’elle soit reçue définitivement. La pauvre Rosette qui a été moins heureuse cette fois réussira sûrement au mois d’octobre. Tous nos vœux aussi pour elle. Il parait que vous êtes encore moins bien ravitaillés à Lorient qu’ici. Quel mal ma pauvre Guitou tu dois avoir car ici, en pleine saison de légumes et de fruits, on est obligé de faire la queue pendant plusieurs heures pour ne plus rien avoir quand notre tour arrive. Heureusement que l’on distribue dans ce moment les pommes de terre et que ton oncle a un supplément ce qui nous en donne un peu plus, mais vraiment, c’est désolant. Je suis exténuée et bien vieillie, et bien maigrie comme tout le monde du reste. Ta tante Marie doit être bien fatiguée, aussi fais leur à tous nos bien affectueuses amitiés et embrasse les pour nous ainsi que ton cher papa et tes frères avec nos compliments à Madeleine, les bons baisers de tes vieux oncle et tante à toi de tout cœur. G. LE COZ
Merci pour ton aimable offre de nous envoyer des légumes, mais vraiment ne te fatigue pas pour cela, nous arrivons tout de même à en avoir dans les magasins.
Yves LE COZ meurt une semaine plus tard, le 27 juillet 1941.
Louis NAYEL et sa belle-soeur Marie LE COZ, épouse de René NAYEL se rendent à Paris auprès de Gabrielle pour les obsèques versaillaises qui se déroulent le 1er août. Il semble qu’ils ne se rendent pas à l’inhumation à Saint-Brieuc 3 jours plus tard. Marie est sans doute elle-même être très préoccupée par la santé de son mari René NAYEL. Il finit très difficilement son année scolaire comme proviseur au lycée de Lorient, mais ne parvient pas à reprendre son poste à la rentrée de septembre, et meurt quelques semaines plus tard.
Dans ces deux lettres adressées à ses filles, Louis NAYEL multiplie les détails sur son séjour parisien… et les recommandations à ses filles. On le découvre en véritable “papa poule” (Marguerite va avoir 31 ans la semaine suivante, Madeleine a 21 ans passé et Rosette 19…).
Versailles, le 30 juillet 1940, Mes chères enfants,
Pendant que vous moissonnez des lauriers ( ? hum ?) au lycée et au collège, nous faisions votre Tante et moi un voyage sans histoire. Nous avons trouvé dès le départ des places assises qui se sont progressivement élargies, et en définitive, nous étions très à l’aise. Arrivés à peine en retard, nous avons trouvé Tante Gab. extrêmement surprise de nous voir, car les obsèques à Versailles ne sont que vendredi matin 1er août à 10h ½ et l’inhumation à Saint-Brieuc lundi 4… sauf imprévus.
Après délibération avec votre Tante Marie, nous avons décidé – en principe, parce que les réalisations se heurteront sans doute à toutes sortes de difficultés – de reprendre le train samedi matin, qui nous amènera à Lorient samedi soir à 18h12. Si cependant il était possible de partir vendredi soir… Mais c’est fort peu probable. Je verrai ça cet après-midi, car ces questions de prise de billets à l’avance et de location de places ne se font qu’à Paris où j’irai après déjeuner.
Je vous écris néanmoins tout de suite d’abord pour vous dire que nous sommes bien arrivés, ensuite pour vous renvoyer ma carte d’alimentation dont vous aurez vraisemblablement besoin demain ou vendredi pour perception des nouvelles feuilles de tickets, et samedi pour perception de la carte de vêtements (n’oubliez pas !). Je vous renvoie aussi l’étiquette de colis de Vonic que vous avez dû chercher en vain. Pour ne pas avoir à la plier, je l’avais rangée dans mon carnet de chèques où je l’ai complètement oubliée au moment du départ, et en définitive, je suis amenée à la plier tout de même, après avoir retardé d’au moins 48 heures l’envoi du colis. Comme quoi le mieux est parfois l’ennemi du bien, confirmation une fois de plus.
Nous avons trouvé, comme nous nous y attendions la Tante Gabrielle très éreintée, mais continuant à s’agiter sans vouloir qu’on l’aide. L’Oncle a dû être mis en bière dès hier matin : décédé dimanche après-midi, sans s’en apercevoir. Il parait qu’il était très bien lundi sur son lit de mort, figure très reposée, presque rajeuni. Puis mardi matin, il a enflé très rapidement, et ces signes précurseurs de décomposition ont obligé à le mettre en bière sans plus tarder. Votre Tante Marie écrit de son côté à Tonton René, inutile donc de vous précipiter chez lui au reçu de cette présente.
J’espère que vous avez commencé à vous reposer et que vous avez pu dormir sans être dérangées. Ici le ciel est couvert, puisse-t-il en être de même à Lorient.
Il parait qu’il y a de la ruée sur les trains : tous les Parisiens et Versaillais quittent la région pour les vacances, pas pour la mer sans doute puisque l’accès des côtes est interdit mais vraisemblablement pour les campagnes diverses. Nous espérons tout de même trouver deux places.
En raison de ce que nous prolongerons un peu notre séjour ici, vous pourrez nous écrire à condition de poster votre dernière lettre avant jeudi soir (18h je crois).
Vous trouverez dans le tiroir d’en haut de mon secrétaire (dossier de la correspondance avec Vonic) une lettre réponse que vous pouvez lui adresser (n’omettez pas de la numéroter, ni d’en garder copie).
Votre Tante se joint à moi pour vous embrasser bien affectueusement. Affections aussi à votre oncle et à vos cousins, ainsi qu’aux Gauthier, Gallois, Quiniou.
Votre père qui vous aime, L. NAYEL
Au détour d’une phrase, on vérifie les liens toujours actifs avec les LAURENT (descendants de Paul Jean NAYEL, branche orange)
et ceux avec les SORET que nous explorerons un jour…
Jeudi matin 31 juillet, Mes chères enfants,
J’ai passé toute ma journée d’hier à courir après les trains, si j’ose m’exprimer ainsi. D’une part, on ne peut pas sortir de bonne heure, pour diverses raisons ; d’autre part, il faut, partout, attendre et faire queue.
C’est ainsi que, hier matin, sorti après 10 heures, je n’ai pu aller qu’à la gare de Versailles prendre des renseignements qui, en définitive, m’ont renvoyé à la gare Montparnasse de Paris.
L’après-midi, (on a déjeuner fort tard pour raison d’approvisionnements), je n’ai pu prendre pour Paris qu’un train à 15h ½ et je suis rentré à Versailles à 19h ½ n’ayant pas bougé de la gare Montparnasse où j’ai fait la queue plus de 2h ½ devant divers guichets. Au bout de la 4e queue, j’avais tout de même en main mes billets pour Lorient et nos places retenues.
Nous repartons donc samedi matin mais il nous faudra prendre le train à Paris, et nous serons à Lorient à 18h12…. Sauf retard. Et pour pouvoir prendre ce train, il nous a fallu prendre des 1ères, autrement en 2e, nous n’aurions pu partir que le 6, et en 3e que le 9 ! C’est insensé ce que les gens partent en ce début de vacances, vraisemblablement dans l’espoir de trouver, là où ils vont, des conditions meilleures d’approvisionnement pour l’alimentation de chaque jour.
N'ayant pu, pratiquement, rien faire hier à Paris, j’y repars ce matin (sous la pluie) pour tâcher d’y voir la Tante Anna et les LAURENT, ainsi que les SORET si possible. Mais tout cela dépendra des possibilités de transport.
Tante Gabrielle est bien fatiguée mais nous avons réussi hier à la faire coucher vers 22h ; ce matin, elle a ouvert sa porte et commencé à circuler à 7h. Je ne sais pas si elle a dormi.
Est arrivé ici avant hier soir, cinq minutes avant nous, madame HERVE de Saint-Brieuc, mère de M. HERVE que nous avons connu à Tananarive. Elle doit repartir demain soir ou samedi matin avec Tante Gabrielle et le cercueil de l’Oncle.
Au revoir, mes chères enfants, et à samedi soir. Avisez en l’Oncle René. Dans l’espoir que d’ici là, vous dormiez tranquilles, je vous embrasse bien tendrement.
Votre père qui vous aime, L. NAYEL
La semaine prochaine, nous remonterons la vie d’Yves LE COZ, d’Uzel (Côtes-du-Nord) à Versailles (alors en Seine-et-Oise) en passant par Tréflez (Finistère) et Hanoï (Indochine)…
Vous aimez les Chroniques de la famille Nayel ? Pensez à vous abonner ! C’est gratuit.
Pour commenter ou interagir avec cet article (vos retours nous sont précieux), il suffit d’être connecté à son compte Substack. 🖱️
Vous ne savez pas si vous êtes connecté(e) ?
1️⃣ Cliquez sur "Se connecter" en haut à droite de la page.
2️⃣ Entrez votre adresse e-mail.
3️⃣ Utilisez le lien magique que vous recevrez dans votre boîte mail pour vous connecter en un clic. Pas besoin de mot de passe ! ✨
Et invitez vos amis à s’abonner. C’est gratuit (et ça le restera !). Merci à vous !
Oh oui, chic ! Vivement la chronique sur Yves Le Coz ! Merci pour la transcription de ces affectueuses missives.