Q comme Quinze ans à Paris (dernière partie)
"Des voitures en quantité, de la poussière, de la boue et les cris des marchands ambulants."
Paris le 2 mai 1860
Mes chers parents,
Je continue de suivre le cours de sculpture.
Je pense finir cette semaine le Christ que j’ai commencé. Le professeur l’a trouvé bien. Lundi, M. Melin et moi avons été chez un mouleur choisir des plâtres pour envoyer à Lorient. Hier, nous avons été au Luxembourg. Nous avons vu Durand qui était à copier un paysage. Vendredi ou samedi, nous irons à Versailles.
Ce soir, j’irai diner dîner avec Hilaire Prioul, nous irons ensuite aux Français. Il doit partir le 7 pour aller en Bretagne et il sera à Paris le 21. J’ai été voir M. Moullins samedi et il vous fait ses amitiés.
Quand Maman écrira, je la prierais de nous dire le jour à laquelle elle arrivera parce que nous irons au-devant d’elle Melle Constancia, Pichon et sa femme et moi ainsi elle sera bien escortée pour traverser la ville.
Dimanche, j’ai été chez M. Guionic. Ils m’ont bien recommandé quand Maman serait à Paris de la conduire un dimanche passer la journée avec eux. Je vais écrire à Louis. J’attendais une lettre de lui mais il ne m’a pas écrit depuis le [pas de chiffre mentionné] avril .
Les journaux ont annoncé une fête du gouvernement pour le courant du mois d’août. C’est une fête que l’on donnera aux envoyés de la Savoie. Elle aura lieu au Champ de mars.
Ces dames vous disent bien des choses. Pichon et sa femme me chargent de vous faire leurs amitiés. On attend Maman avec grande impatience. Embrassez maman Nayel. Je prie donc Maman de m’écrire quand elle sera à Angers pour nous faire connaitre le jour de son arrivée. En attendant, je lui souhaite un bon voyage et une bonne santé. Son voyage ne peut pas manquer d’être heureux puisqu’elle partira un vendredi si son intention est toujours de partir le 4.
Dites bien des choses à mon oncle et ma tante Nayel, à tous les parents et amis.
Donnez-moi des nouvelles de Vincent svp.
Je vous embrasse, A. Nayel
Quelques timbres postes svp.
On peut imaginer à quel point ce voyage parisien marque une étape majeure dans la vie du jeune homme. Même si cela n’est jamais explicité, on peut penser que la date du séjour de sa mère n’est pas fortuite et correspond à son 15e anniversaire, le 16 mai 1860.
(Constance GRANGER (1808-1878), mère d’Auguste NAYEL, dessinée par lui-même à 15 ans.)
« Je suis fort content d’avoir été admis (remarquez que c’est un vendredi cela ne pouvait pas être autrement). » (lettre du 20 avril).
Une plaisanterie récurrente autour du vendredi renvoie sans doute au jour de la naissance d’Auguste NAYEL.
Sans doute ce détail reste-t-il comme un ancrage majeur du lien familial ; c’est d’ailleurs souvent le vendredi qu’il leur écrit durant son séjour angevin quatre ans plus tard.
Dans ces deux séries, revient son souci de mettre à profit les retours des enseignants et de son entourage. Très attentif à son image, il sait mesurer son niveau, sans fausse modestie mais sans complaisance non plus : entrer à l’école des Beaux-arts « il ne faut pas y penser. On y entre que par voie de concours et je ne pourrai en attendre l’époque. De plus c’est une école trop forte pour le moment » (lettre du 20 avril).
Il regrette toutefois de ne pouvoir concourir à un prix en raison de la brièveté de son séjour (idem). On note son sens de la concision, une assurance à arbitrer parmi les avis donnés, la conviction de ses choix, et surtout un esprit qui échappe à tout atermoiement le concernant : aucune plainte n’est jamais formulée.
Cette objectivité mesurée le conduit même à souhaiter rétablir la vérité en regard des exagérations de MELIN qui « a dit à ces dames que toutes les denrées étaient d’un prix fou à Lorient. Je crois qu’il exagère beaucoup aussi pour les consoles. Maman ferait bien de donner dans la prochaine lettre le prix exact des principales choses » (lettre du 20 avril).
Il est aussi très scrupuleux sur les dépenses dont il indique le montant à ses parents (le tarif de la nuit d’hôtel, la taxe d’octroi, le prix du morceau de toile cirée ou les frais d’inscription à l’école de médecine). Pour économiser son petit pécule, il demande des timbres dans quasiment chaque lettre. La seule dépense « de plaisir » indiquée est celle de gravures à un marchand sur un quai de Seine et encore justifie-t-il à son père que le marchand n’en connaissait pas la valeur.
On devine des tensions croissantes avec MELIN. La présence de sa femme est très vite mentionnée comme décalée en regard des objectifs du séjour. A la veille de ses 15 ans, la maturité d’Auguste contraste avec la vacuité des deux lettres que MELIN adresse à Joseph NAYEL dans lesquelles il multiplie les justifications et circonvolutions pour évoquer des projets et rencontres non abouties.
Ces silences, tout comme la pointe d’ironie glissée sur le manque d’intérêt pour la visite des Invalides au-delà du tombeau de l’empereur laissent à deviner le mépris du plus jeune pour celui qui aurait dû être son mentor. On peut imaginer que c’est parce qu’il voit disparaitre une petite soulte pour chaperonner son cadet que MELIN exprime son regret de le voir rentrer à Lorient avec sa mère (lettre de MELIN à Joseph NAYEL du 23 mai 1860).
Quelques années plus tard, lorsqu’il prolonge son apprentissage dans un atelier angevin, Auguste parle encore de MELIN en termes peu élogieux.
Auguste s’agace de la négligence de son frère Louis à ne pas lui donner de nouvelles, multiplie les attentions à sa mère lors de la préparation de son voyage parisien et s’enquière régulièrement de la santé de sa grand-mère à qui il prend soin d’adresser une lettre brossant quelques traits de la vie parisienne.
Françoise Angélique BOUFFE (1775-1865) (« Maman NAYEL ») a épousé Vincent NAYEL en 1797, eu trois fils : Vincent Désiré, né en 1798 qui émigre aux Etats-Unis où il se marie et fait souche outre-Atlantique ; Joseph, né en 1801, père d’Auguste et Julien Auguste, né en 1817 (dont on perd trace).
Avec le décès des deux premiers enfants de Joseph et Constance (Charles en 1826, à un mois et demi, et Marie en 1835, à deux ans), Louis et Auguste sont donc les deux seuls petits-enfants qu’elle voit grandir.
Ma chère Grand-mère,
Je tiens à te remercier moi-même pour la pièce que Maman m’a remise de ta part. Je n’oublierai jamais les attentions que tu as pour moi. Je me plais assez bien à Paris et pourtant je regrette quelques fois Lorient. J’emploie mon temps le mieux possible de sorte que les journées passent vite.
A mon retour, je te donnerai des détails sur Paris. En attendant, figure-toi des voitures en quantité, de la poussière, de la boue et les cris des marchands ambulants.
PICHON a appris avec bien du plaisir que tu étais en bonne santé. Il me charge de te dire bien des choses.
Maman me dit que Louis a grandi et qu’il se porte bien. Enfin, tu vois que j’aurai bien des choses à te dire. Il y a de bien belles choses ici mais on n’a pas toutes les commodités que l’on rencontre à Lorient.
Embrasse mon oncle et ma tante NAYEL pour moi, je t’embrasse. A. Nayel
Quelques détails formels enfin : une orthographe quasi irréprochable hormis pour les noms propres qu’il ne connait pas. Une ponctuation peu marquée (rétablie dans la transcription pour faciliter la lecture).
Il ne signe jamais de son seul prénom comme on pourrait s’y attendre à l’adresse de ses parents, mais « A. NAYEL », anticipation de ce qui sera sa signature professionnelle ?
Lettre de MELIN à Joseph NAYEL
Paris, 21 avril 1860 (dans le corps et en fin de lettre)
Monsieur,
Depuis mon arrivée à Paris jusqu’à ce jour, j’avais complètement oublié la province, c’est-à-dire famille, amis et personnes qui s’intéressent à moi. C’est la qualité d’un ingrat, je l’avoue et pourtant j’ose croire à leur indulgence. Me trouvant tout à coup au milieu des chefs d’œuvre de l’art, antique, renaissance et moderne m’ont tellement intéressé que je me suis donné corps et âmes à me meubler la tête par la vue et à étudier les procédés théoriques usités dans les ateliers de M. Bonnassieux une des premières sommités de l’art dans Paris sera bientôt membre de l’Institut, auteur de la statue de la Vierge mère de 16 mètres pour le département ou Ville du Puy qu’il a obtenu sur 44 concurrents.
C’est un très bon homme doux et très affectueux qui m’a mis à l’aise par ses expressions faites comme si vous étiez chez vous. Aussi dès 5h du matin, je cours chez lui qui est éloigné d’1/2 heure de marche de ma demeure. Je ne retourne chez moi que (lorsque) l’estomac me tiraille mais il faut qu’il s’habitue d’après Aristippe : varier les heures de repas est nécessaire car il ajoute qu’il ne faut manger que lorsqu’on a appétit.
M. Iselin, statuaire, élève de RUDE compatriote de M. Lemoine également distingué et très aimable chez lequel je partage mon temps et les visites au Louvre, bref le temps me parait si court que je crois qu’il n’y a que 3 jours que j’y suis au lieu de 3 semaines.
Auguste est venu avec moi chez M. Bonnassieux qui s’est absenté ce jour-là pour 10 jours ce qui m’a empêché de demander qu’il m’accompagne. Au reste, les procédés que j’apprends, il les apprendra.
Les visites quotidiennes au Louvre ne lui seront que très profitables convaincu d’avance. A compter d’aujourd’hui 21 avril, la journée sera divisée. Il ira à l’école de médecine et école préparatoire des beaux-arts pour un ? ou peintre de 7h du matin jusqu’à midi, et après au Louvre. Je l’ai conduit hier pour être admis. On doit être présenté par son père, maître ou patron avec 5fr50 qu’il a versés. 7 ébauchoirs et une ½ douzaine de fusains qui lui ont coûté 2fr25, seule dépense tout le reste est gratuit. L’école fournit la terre à modeler.
Ainsi comme vous voyez, mon bon M. Nayel, si notre voyage ne nous produit pas, il ne nous fera pas perdre du moins, je le pense.
Voilà bientôt le mois d’Auguste écoulé. J’attends votre ajustement pour le renouveler en deuxième, peut-être en quatrième.
M. Morel-Fatio m’a dit lundi qu’il allait dire au ministre de la marine tout carrément qu’il fallait doubler mon séjour. Maintenant, M. le directeur Chedeville donnera-t-il son assentiment. Je suppose que oui. Pour le moment, je n’ai pas su de réponse. Dans la visite de la semaine prochaine, M. Morel-Fatio je la saurai. Il occupe un cabinet au Louvre où je le trouve toujours à peindre car lui aussi emploie bien son temps, du Louvre à la mairie de Bellevue où il est maire du 20e arrondissement et de la mairie au Louvre.
Excusez-moi si vous jugez, à propos de MM le directeur et Lemoine, [que] leur écrire ne serait pas convenable de ma part.
Je suis allé chez M. Dieboldt statuaire rue de Vaugirard 196 compatriote de M. Lemoine car Dijon fournit beaucoup d’artistes même dans ce moment à l’Académie de Rome. D’après les renseignements de plusieurs personnes, c’est un homme très aimable et de grand talent. Il n’y était pas. D’après la concierge, il se trouvait malade mais je retournerai prochainement.
Ainsi M. Nayel, voici quelques détails de notre conduite dans Paris.
Ah, j’oubliais les petites soirées que nous passons ensemblent (sic) chez Pichon et sa dame très très aimable. Malgré la fatigue de la journée, nous réunissons le peu d’énergie qui nous reste pour aller deux fois par semaine pour la soirée chez eux, et là pour nous faire oublier nos préoccupations de la journée. Auguste chante des chansonnettes qui amusent beaucoup madame Pichon et moi. Pour le défatiguer, je suis mon tour.
Voilà, Mes civilités à madame Nayel
Je suis avec respects votre très humble et très dévoué serviteur.
Melin.
Ici, deux autres lettres d’Auguste :
A Paris le [?) mai
Ma chère mère,
J’ai reçu ta lettre ce matin vers 11h ½. Je crois que tu ferais mieux de partir le samedi matin si toutefois cela ne te contrarie pas. Tu auras tout le reste de la nuit pour te reposer et le matin cela ne serait pas commode d’aller au-devant de toi. Il faudrait nous lever à 3h et savoir si on se réveillerait.
Le dimanche, comme Pichon et sa femme doivent aller chez un parent (et M. et Mme Melin doivent aller à Saint-Denis), si tu le voulais nous profiterions de cela pour aller à Ivry voir Pauline. Il y a des omnibus, la course n’est pas fatigante de sorte que les autres dimanches, nous serions tous libres.
Si tu as un moment, écris-moi ce que tu décides afin que je prévienne Pauline et que j’arrête les places. Je suis allé ce soir chez Pichon. Ils seront bien honorés d’apprendre ton arrivée car Pichon a autant hâte de te rencontrer que moi de te revoir.
Je trouve Louis bien négligent : depuis le 15 du moins dernier il ne m’a pas écrit.
Embrasse-le bien pour moi ainsi que Adolphe et ne m’oublie pas près de tous les camarades.
Présentes mes respects à M. et Mme Larousse.J’ai aussi beaucoup de choses à te dire mais j’attends de te le faire de vive voix.
Donnes-moi la réponse nous serons à la gare.
Je t’embrasse de tout mon cœur.
A. Nayel
Ces dames te disent bien des choses ainsi que Pichon et sa femme.
Mon cher père
Maman est arrivée dimanche soir.
Melle Constancia, M. Melin et moi avons été au-devant d’elle. La gare est tout à fait incommode.
Dans celle de Rennes ou de Versailles, on se mettait au courant de tous dans un instant. Samedi je suis allé à Versailles avec M. Melin. Il a fait de la pluie toute la journée.
Je t’ai annoncé, je t’apporterai un petit enfant mais depuis, j’ai fait un Christ qui a été trouvé bien mieux puisque le professeur m’a dit de le rapporter pour l’exposition si j’étais encore à Paris.
Et comme on aurait fait des difficultés pour emporter les deux, j’ai emporté le mieux fait qui est le Christ. Hier nous avons été voir le musée des Beaux-Arts et tantôt je conduirai Maman au Louvre.
Comme il n’y a pas de cours ces jours-ci, je vais au Louvre toute la journée.
Tu ne peux pas te figurer ce que c’est que le musée de Versailles. S’il n’y avait pas de gardien dans chaque salle, on s’égarerait et on ne pourrait plus en sortir.
Dis bien des choses de ma part à tous les parents, à mes camarades,
Je t’embrasse.
Il fait très mauvais temps aujourd’hui.
(Le Louvre, vers 1865, lors de la réunion avec les Tuileries, avant les incendies de 1871)
Et enfin, une nouvelle lettre de Melin à Joseph Nayel :
Paris, le 23 mai 1860
Monsieur,
J’ose croire à votre indulgence car je crois vous connaitre, vous me comprenez très bien. Je vous remercie beaucoup de votre démarche près du directeur, qui a été très heureuse, chose à laquelle je m’y attendais sans y compter pourtant, mais de votre part tout réussit et réussira pour moi au sujet d’Auguste.
Je ne l’ai pas conduit à Paris comme je le conduisais à l’atelier de Lorient, du moins aussi assidument. Je l’ai conduit plusieurs fois dans tous les ateliers dans lesquels je vais. Il y reste le temps qu’il a voulu.
Il a même dessiné chez M. Iselin un des meilleurs figuristes de Paris, élève de M. Rude dont il est bien digne. C’est un jeune homme de 32 ans qui est très bien ? vis-à-vis de M. Morel-Fatio et de M. de Nieuwertherthe directeur des musées impériaux, personnage très important pour les artistes.
Surtout, revenant à Auguste, nous avons visité les musées très souvent ensemble. Pendant qu’il est à l’école le matin où il modèle depuis 7h le matin jusqu’à midi, je vais travailler chez un bon maitre où je prends plaisir de l’entendre et de voir ses belles œuvres. Il en a cinq en beau marbre blanc qu’il envoie à l’Exposition Universelle de Besançon. Chose fâcheuse pour nous, c’est qu’il les accompagne.
Monsieur, je vous dis franchement que je regrette pour moi, pour Auguste que sa mère l’emmène ces jours-ci à Lorient, nous avons encore bien des choses à voir ensemble mais madame NAYEL a décidé qu’elle l’emmènerait.
Je suis avec respect, Monsieur, votre tout dévoué serviteur.
Mélin.
A remettre à Monsieur NAYEL, agent comptable, rue qui prend de la pleine à la chapelle de la Congrégation à gauche.
Elisabeth LOIR-MONGAZON, juin 2024
En annexe, l’agenda d’Auguste NAYEL, reconstitué à partir de ses lettres :