Le métier d’hôtelier n’est pas sans imprévu. A Figeac, la pension Lajoinie est une institution bien connue. Elle a ouvert quelques années après que la gare ait été inaugurée en 1862 et accueille tout au long de l’année de nombreux voyageurs.
Le 11 janvier 1894, la journée commence pour le restaurateur avec une découverte macabre, que rapporte La Dépêche de Toulouse 2 jours plus tard :
« Figeac, mort subite. Avant-hier mercredi, M. NAYEL, inspecteur de la voie du chemin de fer d’Orléans en résidence à Toulouse, arrivait à Figeac par l’express de 4h40 et descendait au buffet de la gare, hôtel Lajoinie.
Dans la soirée, après avoir dîné, il dit au restaurateur qu’il avait l’intention de partir le lendemain matin par le train d’Aurillac de 11h15 pour se rendre à Murat. Le garçon de l’hôtel l’accompagna à sa chambre et se retira.
Hier matin, à l’heure du départ du train que devait prendre M. NAYEL, le restaurateur ne l’entendant pas descendre, monta dans sa chambre, frappa, mais personne ne répondit. Il ouvrit et aperçut, inanimé, sur le plancher, le cadavre de M. l’inspecteur.
Ce dernier avait dû se trouver indisposé pendant la nuit puisqu’il avait mis ses pantalons. Il a succombé, parait-il, à une attaque d’apoplexie foudroyante ou à une congestion. M. NAYEL n’était âgé que de 50 ans environ. »
En fait, Louis Vincent Emile NAYEL avait eu 51 ans le mois précédent. Il était né à Lorient le 10 décembre 1842. Hormis cet article de presse, il n’existe que peu de traces permettant de retracer sa vie : la “classe 62” est juste antérieure à la généralisation de la fiche militaire (il reste néanmoins à explorer la série R des AD56 pour rechercher les procès-verbaux des conseils de révision) et les archives de la SNCF n’ont que peu de de dossiers individuels d’agents sur cette période. Le sien n’a malheureusement pas été conservé.
Louis NAYEL était le 3e enfant de Joseph NAYEL (1801-1874) et de Constance GRANGER (1808-1878) qui s’étaient mariés 18 ans plus tôt. Louis a un peu plus de 2 ans lorsque nait son jeune frère, Auguste François Joseph, le 16 mai 1845. Deux premiers enfants étaient nés bien des années avant, mais n’avaient pas vécu. Le 1er, Charles était mort à un mois en 1826 et une petite Marie était décédée à 18 mois en 1835. A cette époque, Joseph était très souvent en mer. Il avait commencé sa carrière comme mousse à 12 ans, puis gravit les échelons en naviguant sur les côtes de France, de Méditerranée, d’Amérique du sud et du nord. Depuis 1840, il était affecté à terre. Chef comptable à la division de Lorient, il porte une grande attention à l’éducation de ses deux fils Louis et Auguste.
Grâce à la correspondance qu’Auguste adresse à ses parents lors de ses séjours à Paris (1860) et à Angers (1864-1867), on sait que Louis est scolarisé à Angers en 1860-1862. Si le cadet s’attache en permanence à donner de lui l’image d’un jeune homme rigoureux et scrupuleux, ses lettres laissent à deviner un Louis plus négligent, et au moins une fois, confronté à des soucis de discipline scolaire comme il s’en explique à son père dans une lettre datée de 1862, l’unique de lui conservée au milieu de celles d’Auguste.




Lettre Louis NAYEL à son père, Angers, le 12 janvier 1862
Mon bon père,
M. LAROUSSE vient de m’apporter la lettre que tu m’avais adressé dans la sienne. Tes reproches sont un peu durs mais je les mérite.
D’abord, si j’ai attendu pour t’écrire, c’est qu’un de nos professeurs m’avait presque donné l’assurance que tu allais venir à Angers ces jours-ci et j’attendais ton arrivée qui maintenant ne servirait à rien car je puis t’assurer que tout est rentré dans l’ordre le plus parfait. D’après ce que tu me dis, je vois que tu as outré ou que l’on t’a outré les choses.
Je ne suis pas positivement mêlé aux affaires qui ont eu lieu ces jours derniers, seulement j’ai suivi les autres, non pour l’esprit et l’idée de révolte, mais pour l’action. J’ai très mal agi envers M. LAROUSSE c’est vrai mais je n’avais pas besoin d’attendre ta lettre pour savoir ce que j’avais à faire à son sujet ; le lendemain matin, je lui ai fait mes excuses et l’ai au contraire bien remercié de m’avoir tenu tête dans un moment d’emportement. N’allez pas croire que ce soit l’hexaltation [sic] qui m’ait poussé à agir comme je l’ai fait envers lui, non, mais il est venu me sortir de l’étude où depuis le matin j’étais en dispute avec d’autres élèves qui étaient loin de vouloir entendre deux mots de raison. Si je voulais partir ce n’était pas pour le même motif que les autres mais j’étais tellement lassé de me trouver au milieu d’un pareil état de choses que j’aurais voulu m’en aller et ne pas me trouver là.
Dans des journées comme celles du 5-6 courant, entend-t-on raison, non, l’on est fou et la bille que l’on se fait vous rend aussi bien fou que l’hexaltation que l’on crée en soi.
Maintenant, rassurez-vous, je vous en prie, tout est rentré dans l’ordre, aucune de ses bêtises dernières ne se renouvellera. Les [?] que j’ai faites, je me les reproche, que voulez-vous que je fasse plus ici ? ce que je regrette amèrement, c’est la peine que je vous ai faite à vous, et à la famille LAROUSSE. Vis-à-vis de cette famille, je me suis excusé. Pour vous, je vous prie d’accepter mes excuses et de bien croire que fou que j’étais dans le moment, je ne pensais pas à vous mais que maintenant je suis parfaitement revenu de tout cela, tout est effacé, je n’y pense plus, mes travaux n’en souffriront nullement, bien au contraire, je les reprendrai, et même les ai depuis repris déjà avec plus d’ardeur afin de réparer le mal que j’avais pu me faire, mais dépersuadez-vous que ce mal soit bien grand. Ce que j’ai fait, les autres l’ont fait, nous avons tous fait une commune bêtise et si je travaille plus encore, je ne vois pas trop de quoi je pourrai souffrir en plus qu’eux.
Mon bon père, rassure-toi, je ne me suis pas laissé influencer par les autres mais mon mutisme et mon entêtement personnel auraient bien pu être confondus avec l’esprit de révolte général. Embrasse ma mère pour moi, et rassure-la surtout car je me reprocherais trop longtemps de lui avoir fait peine jusqu’à la rendre malade.
Embrasse mon frère et maman NAYEL pour moi. Louis NAYEL
Nous sommes consignés par le Préfet jusqu’à nouvel ordre. Nous sortirons je ne sais pas quand, peut-être n’irons-nous même pas en promenade. Comme nous reprendrons probablement le Carnaval, je demanderais à mon frère s’il a le temps de me copier les deux aveugles et de me les adresser s’il le pouvait qu’il m’en prévienne, je tâcherai de me le procurer.
Le chemin de fer plutôt que la marine
Son intégration dans le monde du chemin de fer, alors en pleine expansion, laisse à penser que c’est au sein de l’institution Saint-Julien qu’il était scolarisé à Angers , établissement qui dispensait alors un enseignement « moderne et technique ». Peut-être Joseph, qui avait trop souffert de ces voyages qui l’éloignaient des mois et des mois loin de Constance l’a-t-il incité à ce choix ?
En 1864, Louis est conducteur de travaux pour la Compagnie d’Orléans à Bressuire, en 1865, il effectue des travaux topographiques à Niort, en 1874 à Thouars, en 1875 et 1877 à Langeais (Indre-et-Loire), à nouveau à Bressuire en 1883 avant de prendre à Toulouse ce poste d’inspecteur et de déménager une nouvelle fois avec sa petite famille.
Louis et Blanche
Vingt ans avant cet épisode tragique de Figeac, le 5 mai 1874, à Thouars (Deux-Sèvres), Louis avait épousé Blanche Adèle FOUQUET qui fêtait aussi ce jour-là ses 17 ans. Les jeunes mariés ont quatorze années d’écart et les beaux-parents de Louis, ne sont finalement guère plus âgés que leur gendre. Léopold FOUQUET était en effet né en 1835 et Adèle GOUSSE, son épouse, en 1836. Tous deux sont cafetiers place des cordeliers.
On peut imaginer que même s’ils consentent à ce mariage, Joseph et Constance NAYEL avait préféré le choix matrimonial d’Auguste qui avait épousé trois plus tôt Antoinette GAUTHIER qu’ils connaissaient de longue date et dont le père était président de la chambre de commerce de Lorient. C’est néanmoins sans doute pour des raisons de fatigue qu’ils ne font pas le voyage depuis Lorient. Joseph décède d’ailleurs 3 mois plus tard. Auguste est en revanche présent à la cérémonie et en est même témoin. Un contrat de mariage est enregistré le 9 mai 1874 chez Me COTHEREAU notaire à Thouars.
Compte tenu des nombreuses mutations imposées par la carrière de Louis, et à moins de dépouiller systématiquement les recensements des villes où la famille à habiter, il est difficile d’être assuré de toute la descendance du couple. On identifie néanmoins :
- Louis Léopold, né en décembre 1875 à Langeais (37) et décédé à 26 jours en janvier 1876
- Auguste, né en 1877 également à Langeais, qui meurt célibataire en 1902, à 25 ans. L’homonymie avec le sculpteur a entrainé des contre-sens et interprétations erronées dans plusieurs publications.
- René Paul Maurice, né en 1883 à Bressuire (79) et qui n’a pas 11 ans à la mort de son père. réformé en raison d’une forte astigmatie, c’est sans doute ce lieu de naissance et de sa licence d’allemand qui lui valent d’y retourner comme interprète pendant quelques mois en 1915 au dépôt des prisonniers de guerre.

Que deviennent Blanche et ses enfants à la mort de Louis ?
Nulle information sur le parcours d’Auguste qui avait 17 ans. Sans doute était-il au lycée et s’engage-t-il dans des études d’histoire ? Il publie en effet dans les années qui suivent au moins deux ouvrages d’histoire locale : Les conspirateurs de Thouars et de Saumur ou l’affaire Berton (Saumur, Imprimerie moderne L. Picard, 1901) et L’église Saint-Médard de Thouars : histoire et archéologie (Imprimerie et librairie Edouard Privat, Toulouse, 1902) dont la préface laisse penser qu’il a pu publier d’autres textes.
René, lui, n’avait pas encore 11 ans à la mort de son père. Il était très certainement à Toulouse avec sa mère, et l’a sans doute suivie ensuite. Il est probable qu’elle a pu bénéficier d’une pension mais sans doute insuffisante pour vivre : en 1920, elle vend un fond de commerce à Tours.

Peut-être René effectue-t-il une partie de son lycée à Lorient sous la tutelle de son oncle Auguste ? Cela expliquerait ses attaches lorientaises et ses liens forts avec son cousin Louis, filleul de son père (comme son frère l’est de son oncle). C’est en tout cas à Rennes qu’il passe son baccalauréat en juillet 1902 et sa licence de langues et littératures allemandes en novembre 1908.

En cette période d’entre deux guerres - celle de 1870-1871 qui a vu la France perdre l’Alsace et la Lorraine et celle de 1914-1918 - et de fort ressentiment contre l’Allemagne, René choisit en effet d’étudier, puis d’enseigner la langue de Goethe, choix sans doute engagé.
Il se marie avec Marie LE COZ en 1912 avant de continuer sa carrière comme censeur des lycées de Pontivy, Quimper, Brest et Nantes, puis proviseur des lycées d’Alençon et de Lorient. Alors que son cousin et beau-frère Louis est en poste à Madagascar, il prend en charge ses deux neveux Louis et Yves. A Lorient au moins (à partir de 1937), Blanche vit avec eux. C’est ce qu’indique un article du Nouvelliste du Morbihan à l’occasion de son décès en avril 1939.
Absents des albums d’Antoinette
En dépit du nombre pléthorique de photos conservées et classées par Antoinette, des liens étroits entre son époux Auguste et son beau-frère Louis, des parrainages croisés de leurs enfants, c’est seulement dans les photos LE COZ que René apparait explicitement, adulte, au moment de ses fiançailles avec Marie.
Faut-il y lire dans cette absence une défiance persistante du clan lorientais à l’égard de la belle-famille de feu Louis ? C’est seulement par déduction que l’on peut mettre un visage sur Blanche.

De nombreuses petites photos de Tours, Langeais, Loches, Bressuire achetées chez des photographes locaux et des photos “maison” de Toulouse sont en revanche autant d’indices de voyages (d’Auguste ?) et des liens étroits conservés entre les deux frères.
Merci à François COMTE, conservateur au musée des Beaux-Arts d’Angers, pour l’information transmise quant à l’institution Saint-Julien d’Angers (mars 2024).
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