Les archives qu’Antoinette nous a léguées transpirent leur intention de transmission. Il en est de même pour celles des LE COZ : les photos sont rangées par paquets, avec les noms indiqués dessus…
A l’inverse, toutes les affaires familiales de mon grand-père Louis ont été assemblées dans l’urgence du déménagement imposé par la guerre. Il pensait certainement qu’il les trierait plus tard, mais l’occasion n’a jamais pu exister.
Ma tante Marguerite a veillé quelques décennies sur les malles entassées et sanctuarisées dans son garage angevin. Et durant ce temps, la métamorphose s’est opérée. Sous le poids des années, lettres, photographies et objets sont devenus trésors d’histoire(s). Le moindre écrit est un indice pour renouer les fils du passé.
Plus les indications de départ sont ténues, plus le jeu est passionnant !
C’est le cas de cette enveloppe seulement intitulée LE MARCHAND. Un nom qui ne me dit rien… 1 photo avec 3 personnes et 2 cartes postales écrites. Le texte au verso indique que les 2 cartes ont été envoyées ensemble.
Mes chers amis,
Que devient Marie ? Sa santé se remet-elle ? j’en suis persuadée car rien que la satisfaction d’être au milieu de vous va certainement avoir sur son moral une grande influence. Donnez-moi des nouvelles je vous prie dès que vous le pourrez.
J’ai d’excellentes nouvelles de Marguerite et je suis heureuse de penser que sa santé ne se trouve pas trop mal de son état.Nous n’avons pas été trop heureux ici cette année, la maladie ne veut pas nous lâcher. Arsène va mieux certainement mais il a encore de mauvais moments et il vient d’être très malade d’un abcès sous l’œil. Philippe a de nouveau interrompu ses études et j’en suis désolée plus que je ne saurais le dire. Voilà qu’il va prendre 15 ans au mois d’août et ses études sont bien peu avancées. Vous pouvez juger sur cette carte de sa croissance anormale et malheureusement son cœur ne veut pas se développer et se fortifier à l’avenant. Le médecin nous assure cependant qu’il n’a aucune lésion et que les crises cesseront avec la croissance.
Suzanne, Jeanne et Yvonne se portent bien cependant. Jeanne est bien fatiguée par le surcroit de travail que lui amène l’approche des examens du brevet.
J’espère, ma chère Aline que vous ne souffrez pas trop en ce moment de vos vilaines névralgies et que Joseph ne se fatigue pas trop.
A bientôt de vos nouvelles, n’est-ce pas ? Arsène et Philippe vous envoient leurs meilleurs baisers. Votre sœur et amie, M. LE MARCHAND.
Ne trouvez-vous pas que je deviens mince et élégante et que je rajeunis !!!
L’enquête est ouverte !
C’est donc Aline - la seconde épouse de mon arrière-grand-père Joseph LE COZ - qui est destinataire de ces cartes. Si l’en-tête précise “mes chers amis”, la formule finale en dit un peu plus que la sororité mentionnée…
La première épouse de Joseph LE COZ, Marguerite GOESLE, était morte en 1886, quelques semaines après la naissance de sa 2e fille - ma grand-mère - en 1886. Veuf, avec 2 petites filles en bas âge, Joseph LE COZ avait quitté Évreux pour Lorient où il s’était remarié en 1888 avec Aline CANIVET, elle-même veuve depuis 5 ans.

Aline élève ses deux belles-filles comme ses propres enfants. Plus tard, leurs correspondances confirment leur affection réciproque et durable.
Au-delà du décès de Marguerite, du remariage de Joseph et de son déménagement, la famille GOESLE accueille Aline avec bienveillance. Joseph et ses deux filles gardent des liens étroits avec elle. Notamment avec Marie (Léontine), la sœur ainée de Marguerite (on gardera son 2e prénom pour ne pas faire de confusion avec la génération suivante).
Il faut avoir reconstitué l’arbre (quel bonheur les archives en ligne !!) et l’avoir documenté (quelques petits tours aux archives départementales) pour comprendre cette correspondance, identifier les personnes évoquées dans cette lettre, et même les photographies de l’enveloppe.
Sans surprise, les deux femmes se parlent de leurs familles !
Ces cousins de Normandie
Marie Léontine GOESLE avait épousé Arsène LE MARCHAND à Caen quelques années avant que sa sœur ne se marie. Trois filles viennent rapidement au monde – Suzanne en 1881, Jeanne en 1883 et Yvonne en 1884 -. Philippe nait une dizaine d’années plus tard en 1895.
Les LE MARCHAND habitent dans le Calvados, à Tourville puis à Saint-Contest. Arsène est marchand de grains. Marie est déclarée sans profession à son mariage et à la naissance des enfants, mais institutrice publique lors du recensement de 1901 alors qu’Arsène est dès lors noté sans profession.
La date n’est pas indiquée sur les cartes, mais nous sommes au 1er semestre 1910 puisque Philippe « va prendre 15 ans en août ». Suzanne LE MARCHAND - la fille aînée de Marie Léontine et d’Arsène - et Marguerite LE COZ - sa cousine, la cadette de Joseph - sont déjà mariées. Marie Léontine indique avoir reçu de bonnes nouvelles de sa nièce Marguerite partie avec son mari Louis NAYEL à Madagascar ; ils attendent leur 1er enfant qui naîtra également en août.
Marie Léontine commence sa lettre en s’enquérrant de la santé de son autre nièce, Marie LE COZ, la soeur aînée de Marguerite. Son dossier d’enseignante conservée aux archives départementales d’Ille-et-Vilaine (département du siège du rectorat) donne de précieuses informations sur sa carrière qui s’est déroulée principalement à Dinan. C’est néanmoins à Evreux qu’elle avait commencé à enseigner après avoir passé en 1906 son certificat d’aptitude pédagogique. D’octobre 1907 à octobre 1910, elle prend un congé d’inactivité pour préparer un examen, mais est arrêtée pour maladie d’octobre 1910 à octobre 1911 . Au regard de la lettre de sa tante, sans doute souffrait-elle de ce problème dès le printemps.
Les questions de santé occupent toute la missive de Marie Léontine. Celle de Marie, mais surtout celle de son mari et de son fils qui la préoccupe. On peut imaginer que c’est pour faire face aux soucis médicaux de son mari qu’elle devient elle-même enseignante.
Philippe, ce garçon fragile
La précarité de la santé du jeune Philippe semble être connue des destinataires de la lettre, et n’a pas besoin d’être précisée. La fiche militaire établie quelques années plus tard est “heureusement” plus explicite pour nous permettre de mieux comprendre la situation.
Comme sa mère l’indique, Philippe LE MARCHAND est plutôt grand (1,76 m – une bonne tête de plus qu’elle !). La description de l’administration militaire correspond bien aux photographies qu’on a de lui : cheveux châtains, front découvert, visage ovale, nez moyen (mais ne mentionne pas les oreilles un peu décollées). Elle précise qu’il a les yeux bruns.


Lors de la conscription de 1914, il est classé dans la 5e partie de la liste pour faiblesse. L’année suivante, le conseil de révision l’ajourne pour la même raison. Mais la boucherie de la Première Guerre mondiale impose de recruter toujours davantage : il est finalement déclaré apte au service armé le 29 mai 1916, et intègre son corps le 10 août 1916.
Il survit aux combats, et compte tenu de son âge, sa période militaire se prolonge au-delà du conflit. En août 1919, il contracte une “courbature fébrile” pendant un service commandé à Bar-le-Duc et est réformé temporairement. En 1922, il est proposé pour une pension à 80 % avant d’être réformé définitivement l’année suivante pour “néphrite chronique, albuminurie, légère hypertrophie du cœur, dyspnée d'effort, oppression nocturne, amaigrissement, anémie prononcée et état général médiocre”. Sa fiche est complétée en décembre 1923 avec la mention d’une "tuberculose pulmonaire évolutive, d’un résultat positif au test de Zielh et d’un mauvais état général” : il est suspendu du 5e degré, proposé pour une pension à 100 %. Le diagnostic de néphrite chronique, de tuberculose pulmonaire, d’albuminurie notable et persistante est renouvelé en 1926.
Cette santé fragile n’empêche pas Philippe de se marier en septembre 1920 à Grangues (Calvados), ni de se remarier en 1926 à Périgueux après le décès précoce de sa 1ère épouse.

Philippe LE MARCHAND s’éteint à 33 ans à Lisieux, en janvier 1929, au domicile de ses parents. Sur son acte de décès, sa 2nde épouse, Suzanne BOUSSION, est domiciliée à Bayonne (Pyrénées-Atlantiques).
On peut s’étonner du mariage - et plus encore du double mariage - d’un tuberculeux…
Au lendemain de la Première Guerre mondiale, si l’on ne sait pas encore pleinement traiter la maladie et qu’on ne maîtrise pas totalement les modes de transmission, on connait la contagiosité et la dangerosité de la tuberculeuse. On privilégiait l’isolement des malades. Si le mariage n’était pas interdit, il pouvait être déconseillé, ou simplement compliqué par la stigmatisation sociale et la crainte de la contagion qui entouraient les malades.
Je n’ai aujourd’hui aucune piste expliquant le décès de sa 1ère épouse. Pas non plus d’indice pour comprendre ce qui l’a amené à se marier à Périgueux, avec une jeune femme originaire de Paris qui part ensuite s’établir à Bayonne… Pas de trace de descendance pour l’un ou l’autre de ces mariages, et pas d’informations sur ses sœurs…
Il demeure donc beaucoup d’interrogations autour de ces cousins normands et sur leur postérité…
A défaut de pouvoir les éclairer, les médecins de la famille seront peut-être en mesure de porter quelques commentaires sur les maux dont ce garçon a souffert ?
Et grand merci à Dominique Lenglet pour les retouches photos.
De rien, c'est un plaisir