Parmi la douzaine de carnets de croquis d’Auguste NAYEL conservés dans ses archives, un carnet toilé, en format paysage, de 12 cm sur 21, présente une étrange homogénéité :
On n’y trouve que des dessins de nuages !
A l’inverse de tous les autres qui mélangent sens de manipulation, dates, sujets, intègrent ou non des annotations, celui-ci suit avec rigueur la même intention : dessiner des nuages.
La succession des pages respecte un méthodique ordre chronologique. Les dessins s’étalent sur 18 ans - entre mai 1890 et 1908 - mais la grande majorité sont réalisés en 1890 et 1891. Le carnet semble avoir été oublié entre septembre 1892 et septembre 1897. Seul un nuage dessiné en septembre 1890 à Bergerac fait entorse à l’ordre calendaire “en sautant” quelques pages.
« Les souvenirs sont du vent, ils inventent les nuages. »
Jules Supervielle (1884-1960), Le corps tragique, 1959
A la différence des autres carnets - plus documentaires - pour lesquels les annotations sont lacunaires ou inexistantes, ici chaque dessin est accompagné d’une date et d’une localisation. C’est vrai qu’il est difficile de compter sur sa mémoire pour se souvenir d’un nuage… Mais les 61 pages de nuages finissent par écrire une chronique.
La plupart d’entre eux sont passés dans les ciels de Lorient ou à Ploemeur (Kerroch, Lomener, le Couregan…). Quelques-uns guettaient Auguste à l’occasion d’un voyage : c’est grâce à eux que nous savons que les NAYEL étaient au Mont-Saint-Michel le 13 août 1890, en revenaient en passant par Dol et Lamballe, avant de prolonger leur excursion les 16 et 17 à Huelgoat, à Brest le 28 et à la Pointe du Raz le 30.
On peut imaginer Auguste interpeler Antoinette et le jeune Louis (né en 1877) : “Regardez ! Vous voyez ce dragon dans le ciel ?”
C’est aussi grâce aux nuages que nous suivons Auguste, le mois suivant, en Dordogne où il était très certainement allé rendre visite à son frère Louis, employé d’une compagnie ferroviaire. Là, c’est un oiseau (un coq ? une poule ?), un chat-chapeauté avec des ailes (à moins que ce ne soit un chat ailé avec un chapeau ?)…



Les 26 janvier et 12 mars 1891, Auguste nous précise que les nuages qu’il croque ont été observés en revenant de Rennes. Cela reste à vérifier, mais on peut imaginer que ce sont les dates de vernissage et de décrochage du Salon auquel il exposait 5 pièces, dont La récolte de pommes de terre, déjà remarqué à celui de Paris.
Les nuages nous indiquent aussi qu’il était à Sainte-Anne d’Auray le 24 juillet 1892 - deux jours avant la date annuelle du pardon - et à Groix le 28 septembre 1907.
Hormis quelques dates hivernales, les nuages nous dessinent en retour un Auguste enclin à profiter de rêveries d’été ou de début d’automne, à l’heure du coucher du soleil. Une seule page porte une mention d’heure précise : “4h30 de l’après-midi”. C’est aussi le seul dessin réalisé en mer, “au Nord-ouest de Groix”.
Quasiment tous sont réalisés à la mine de plomb. On mesure l’aptitude du sculpteur à saisir et restituer le volume. Huit sont au pastel. Hormis le chevreau (?) du 28 juillet 1902, blanc sur ciel bleu, les teintes choisies confirment alors la prédilection pour les lumières de fin de journée. Mais le pastel est moins précis, la couleur écrase un peu la masse du nuage.
Aucune échelle pour ces dessins ! A nous d’imaginer leur taille ! Ces dessins sont finalement d’étonnantes et paradoxales abstractions où des formes cherchent à s’identifier alors qu’elles sont déconnectées de leur environnement.
Et la tentation est trop forte : à la fin de l’album, deux compositions de 1907 tentent d’installer un paysage. Ce sont toutefois les nuages qui l’emplissent.
A Groix, quelques minuscules bateaux glissent sous d’étonnantes concrétions aériennes. Les nuages-oiseaux ne semblent être qu’un vague prétexte à peine perceptible.
Bestiaire fantastique
A l’exception d’une femme assise semblant façonner une grosse boule, tous les nuages renvoient à des animaux, réels ou imaginaires. Beaucoup de chiens et de lapins - et l’on sait qu’Auguste NAYEL en a modelé un grand nombre, avec beaucoup de talent -, des oiseaux, un lion, deux éléphants et un chameau… et beaucoup de dragons et autres chimères.
On appelle paréidolie ce phénomène cognitif qui consiste à reconnaître une forme familière dans un paysage, un nuage, de la fumée, une tache d'encre, etc. A la différence d’autres illusions visuelles, créées par les mécanismes de la perception, la paréidolie est subjective et nourrie des références culturelles de chacun.
Les chiens, oiseaux et animaux domestiques renvoient aux scènes du quotidien qu’Auguste aimait observer.
La fultitude de dragons fait aussi ressurgir des chimères dessinées dans ses jeunes années et tapies sur le premier meuble qu’il avait réalisé en 1870 :




N’es tu pas, blanc nuage / Formé de tous les pleurs / Que la terrestre plage /répand sur ses douleurs ? / Avec cette couronne / Des cœurs las de souffrir / Porte au Dieu qui pardonne / Les pleurs du repentir. / Ainsi, je suis la trace / Du nuage changeant / Qui sème dans l’espace / Fleurs de gaze et d’argent. / Puis un instant, je rêve / A tous nos jours perdus / Quand mon front se relève / Le nuage n’est plus.
La page de musique qui ouvre le carnet semble en inscrire l’esprit.
Nostalgie qui perle en fin de journée lorsque le soleil disparait à l’horizon. Sans doute celle aussi de l’homme face à la fugacité de la vie ?
Auguste Nayel meurt brutalement en mars 1909, 15 mois après ce dessin dont l’annotation conjuguée à la menace du rapace aux ailes déployées laisse à deviner l’effort de la marche, comme si l’oiseau gigantesque écrasait déjà sa respiration.
Oui article très sympa sur un thème original. Bravo 👍
Magnifique article encore une fois ! Il nous plonge directement dans le talent et l’imagination d’Auguste… merci pour cette immersion !