Dans le livre de bord conservé aux Archives nationales concernant le voyage de l’Andromède, Joseph NAYEL a scrupuleusement noté chaque jour ses observations météorologiques. A la suite de ces tables, il s’autorise à rédiger des synthèses tirées de l’expérience de ses 5 passages du cap Horn. Il nous avait déjà partagé sa découverte de Lima au Pérou, puis ses conseils pour franchir ce mythique Cap. Il reprend ce soir sa conversation avec Véronique, son arrière-arrière-arrière petite fille, avec un virgin mojito à la terrasse du Bout du Monde… Il lui partage ses souvenirs de ces mers hostiles ; en retour, elle lui montre ses aquarelles…

Véronique : Joseph, c’est fou le vent qu’il y a aujourd’hui. Tu n’as pas froid ? Préfères-tu qu’on continue de discuter à l’intérieur ?
Joseph : Non, restons-là. J’ai été défrisé avec bien plus que cela !
Véronique : Au Cap Horn par exemple ?
Joseph : [Précisément. Tu sais là-bas] les vents d’O et SO règnent pendant la plus grande partie de l’année ; les plus violents et les plus durables sont ceux du SO au sud, commençant fréquemment par un grain et continuant 30 à 40 heures ; lorsque l’horizon du sud se charge de gros nuages blancs, à bords roides, montant sur un fond bleu, accompagnés de grains de neige ; c’est un indice de la longue durée de ces vents auxquels succèdent un calme qui dure quelques heures.
Le vent d’Est, commun en hiver, est rare en été ; il commence toujours par une brise légère et augmente graduellement jusqu’à une forte brise. Avec ce vent, le tems (sic, Joseph écrit toujours “temps” ainsi, alors que son orthographe est quasiment toujours irréprochable) est sombre, l’horizon se nettoie, et la grosse mer de l’ouest s’aplanit ; il dure souvent 40 à 50 heures. S’il varie vers le SE, on peut s’attendre à un fort vent accompagné de neige.Le vent du nord vient aussi par degré, précédé et accompagné de nuages volants à peu de hauteur qui donnent une pluie fine. L’horizon est dense, le ciel est chargé et les nuages paraissent avoir une grande élévation. Le soleil, en perçant avec peine ces nuages, a une apparence rougeâtre ; alors on doit s’attendre à un coup de vent. Le vent augmente jusqu’à une forte brise ; le tems se charge d’épais nuages, le vent passe au NO, accompagné de grosse pluie et recommence à souffler avec violence pendant 15 à 20 heures en soulevant une mer affreuse. Sa durée est plus longue en hiver qu’en été.
En hiver, le vent de NO s’élève quelques fois très rapidement, et souffle avec force pendant 25 à 30 heures. S’il amène des grains vers sa fin, on doit s’attendre à le voir sauter au SO, point d’où il souffle avec une grande violence, en dissipant les nuages et amenant un tems clair ; alors les rafales se succèdent rapidement pendant 48 à 60 heures, ensuite il devient maniable, retombe à l’O et au NO, et s’il remonte jusqu’au N ou NNE, on peut compter sur trois ou quatre jours de tems passable.
Véronique : Tu te souviens de tout cela… quelle mémoire formidable ! Et comment sont les vents en été ? Sont-ils plus stables ?
Joseph : [Non, au contraire] en été, les changements de vent se font le plus ordinairement du Sud au Nord par l’Ouest ? Ils soufflent par bouffée de 7 à 10 heures à faire prendre 2 ris. Il est bien remarquable qu’au tems de la pleine lune, le vent du NO se soutient davantage et est beaucoup plus fort. Dans cette saison, la coïncidence du beau tems gris avec les vents d’Est est frappante au tems de la nouvelle lune et la déclinaison australe. La température est aussi moins froide et les jours très longs.
Les mois les plus chauds sont ceux de Décembre, Janvier et Février, mais les pluies et les coups de vent d’O sont néanmoins fréquents dans ces mois ; celui de Mars est moins pluvieux, mais plus mauvais pour les coups de vent car l’équinoxe s’y fait sentir ; ceux d’Avril, Mai Juin et Juillet sont je crois les plus beaux, il y fait moins mauvais que temps que ceux qui précèdent et les suivent, et s’il ne faisait pas aussi froid et que les jours fussent plus longs, il y aurait alors plus d’apparence d’été qu’en tout autre tems, car les vents d’Est sont fréquents avec un temps gris et sec, mais le froid et la longueur de nuit rendent ces mois bien pénibles. En Août, Septembre, Octobre et Novembre, les vents d’Ouest sont presque constants avec de la pluie. Dans ces mois, on rencontre toujours des glaces.
Véronique : Oui, les glaces étaient l’une des plus grandes craintes des marins du Vendée Globe encore cette année. Je me souviens avoir lu dans ton livre de bord que tu en as rencontrées au passage du Cap Horn en 1829. Est-ce exact ?
Joseph, qui du coup saute sur son journal de bord (celui-là même que Véronique a mis plusieurs années à recopier plus de 170 ans après sa rédaction) : Oui, le 2 septembre précisément. Nous rencontrâmes plusieurs bancs de glace au vent, sous le vent et devant nous, de sorte que nous étions presque entourés. Nous fûmes contraints de rebanquer de bord, espérant que le vent qui soufflait assez fort chasserait la glace. Le froid était excessif, la mer grosse, l’horizon dense.
Le 3 septembre nous étions par 58°17’ de latitude Sud et par 76°27’ de longitude Ouest. Nous retournâmes sur les glaces pour tâcher d’y trouver un passage et le soir à 5 heures nous passâmes entre deux îlots de glace, dont un avait la forme d’un pain de sucre et l’autre représentait un fort carré garni de bastions.
Le 4, le froid devint insupportable jusqu’au 8 où nous fîmes route à l’ouest et Ouest-Sud-Ouest. Nous avions alors doublé le cap. Dans la traversée nous eûmes souvent des grains très forts, mais nous fûmes cependant assez heureux pour ne pas recevoir de ces ouragans si communs dans ces parages.
Véronique : N’étais-tu effrayé ou malade parfois ?
Joseph : Dans l’histoire des premiers voyages il y a eu des désastres si fréquents qu’ils firent longtemps redouter ce passage. Il est juste de dire cependant, à la gloire des anciens marins, que la science nautique était alors dans son enfance ; à peine pouvaient-ils deviner leur position sur le globe ; au lieu que dans l’état actuel de la navigation, à l’aide d’études plus étendues de l’astronomie, du perfectionnement des instruments et surtout des chronomètres, le marin peut s’élancer avec confiance sur l’Océan et défier ces erreurs dont les conséquences étaient si funestes.
Véronique : Avec confiance…
Et malade l’as-tu été ?
Joseph : [Une fois, oui. Toujours en 1829. Cette fois-ci] je ne fus pas assez heureux pour repasser le cap sans éprouver l’effet de cette transition presque subite d’une température brûlante de 12° à celle d’une zone glaciale ; dans la nuit du 2 au 3, nous rencontrâmes des glaces, je fus plusieurs jours sérieusement indisposé ; je ne me rétablis que lentement et seulement lorsque nous eûmes atteint une température plus modérée.
Je ressentis bientôt l’heureuse influence de la chaleur, je me retrouvais là dans la température qui convient essentiellement à ma constitution, qui ne s’était pas améliorée par cette dernière indisposition. Le 17 juin 1829 nous eûmes connaissance des terres de Sainte-Marie et Maldonado en rivière de La Plata. Après 32 jours de mer nous devions toucher à Monte Video, mais le vent et le courant nous étaient contraires. Après avoir louvoyé toute une journée sous la terre de Maldonado sans rien gagner au vent, nous fîmes route pour Rio Janeiro. Nous fûmes très contrariés dans ce trajet et ce ne fut que le 30 juin que nous reconnûmes les terres de Rio. Le calme nous prit sous la terre et nous n’entrâmes que le 1er juillet.
Véronique : Joseph, j’en reviens aux glaces (aux icebergs comme on dit aujourd’hui), comment pouviez-vous anticiper au mieux leur présence ?
Joseph (qui revient à son livre de bord officiel, celui qui est conservé aux Archives nationales) : L’usage d’un thermomètre plongeur de Fareinheit est très utile car de nuit ou de brume, nous avons trouvé qu’il nous indiquait avec une précision admirable le voisinage de bancs de glace que nous rencontrâmes par exemple dès le premier jour de Novembre 1835, lors du passage de la Naïade autour du cap Horn.
Quoique l’opinion de beaucoup de capitaines du commerce paraisse fixée sur l’inutilité des baromètres dans les parages du cap Horn, où ils se maintiennent disent-ils à 27p sans indiquer les variations de l’atmosphère, je crois cette opinion, produite sans doute par des instruments défectueux, avancée trop légèrement, car dans les 5 trajets que j’ai fait autour du cap Horn, dans différentes saisons, les baromètres observés avec soin nous ont toujours donné des observations précieuses ainsi qu’on peut s’en assurer en parcourant les tableaux ci-joints.
Véronique : Intéressant ! Tu reprends un verre ? Racontes-moi encore le Cap Horn si tu veux bien. Plus précisément, j’aimerais que tu me parles de ce que tu ressentais.
Joseph (qui se lâche…) : D’accord, j’ai tout mon temps. Je suis honoré de voir que des années après, mon expérience est lue et appréciée.
Oh c’est moi sur ce croquis ? Dis-moi, tu te débrouilles aussi bien qu’Auguste à l’aquarelle ! Il préfère la sculpture, et je dois dire que je suis assez fier de son talent, mais je pense qu’il serait heureux de voir ton travail !
Je me souviens de cette bonne vieille longue vue, les membres de l’équipage se la disputaient à chaque fois qu’on avait terre en vue !
Alors… que disais-je de ces traversées ? Il me semble l’avoir écrit dans mon journal de bord…
Rien dire de bien intéressant sans doute, car c’est toujours la même existence monotone, toujours la mer, calme ou irritée il est vrai, mais enfin toujours autour de nous comme si le navire était immobile ; notre position change à chaque instant, nous avançons rapidement, nos calculs nous l’assurent et cependant notre horizon est toujours le même pour notre œil fatigué de son uniformité. Du reste que nous avancions ou que nous restions, notre impatience ne peut s’en prendre qu’à des vents qui ne dépendent pas de nous, ou à un navire que la mer ballote malgré tous nos efforts et que, dans un autre moment, nous considérons emporté par la lame en furie et abandonné aux flots qui paraissent à chaque instant vouloir l’engloutir : quelles sensations diverses ! Comment celui qui a vécu de cette vie la regretta-t-il ? C’est cependant ce qui a lieu. Ce sont, je crois, ces situations désespérées qui modifient l’âme de telle manière qu’elle n’y renonce plus que difficilement.
A l’aspect d’un horizon sans bornes l’âme s’agrandit, en quelque sorte, avec l’espace et se confond avec l’immensité qui l’environne. C’est avec un sentiment de fierté bien légitime que le marin, jeté au milieu des mers, ne voyant que lui dans la nature, pense que ses connaissances le mettent à même de se tracer une route sur ce vaste désert. Dans les pays habités, les ouvrages de hommes nous montrent une puissance égale à la nôtre ; mais dans le silence d’une immense solitude, la grandeur de l’homme disparaît pour faire place à celle de la nature, et rien ne donne au marin une plus haute idée d’un être supérieur et de lui-même que l’aspect d’un espace dont il n’y a que lui pour spectateur.
Véronique : Ah voilà, j’aime bien quand tu te racontes tout au fond…
Joseph : [Tu sais] ce sont des sensations dominantes, l’âme s’assimile à cette grandeur imposante qui l’environne, et elle croit à sa puissance comme à celle des éléments ; accoutumée à lutter contre eux, elle apprend à se raidir contre les obstacles. C’est pourquoi l’homme de mer ressent fortement, il a besoin de mouvement, les émotions fortes lui plaisent. En effet quels mouvements plus impétueux que ceux produits par sa vie errante, quelles émotions plus vives que celles que donnent ces dangers toujours renaissants ! Une brusquerie franche est la marque la plus distinctive de son caractère, parce qu’il vit dans une société à part, que son rude métier l’exige en quelque sorte ; mais il est bon et humain parce que la brusquerie ne saurait s’allier avec l’hypocrisie et ce qu’il oublie le plus promptement dans les solitudes immenses qui se déploient devant lui, ce sont les petites passions des hommes, trop fréquentes suites des froids intérêts de la société.
Véronique : Merci Joseph. Je suis très heureuse d’avoir eu la chance de trouver ton journal de bord en 1990 (?) grâce à Madeleine et Guitou qui l’avaient précieusement conservé. Merci aussi à Auguste d’avoir recopié tout l’original et redessiné tes croquis ; j’ai admiré son écriture et ses aquarelles. Je me suis à mon tour plongée dans cet univers. J’en suis sortie fascinée par ce que tu avais vécu et m’étais promis de retranscrire un jour ce récit de voyage, non seulement parce que j’étais très fière d’avoir un si bon navigateur comme arrière-arrière-arrière-grand-père, mais aussi par intérêt pour la vitesse de changement de notre monde en 150 ans.
Nous voyageons à travers toi. A très bientôt, sur l’eau… Véronique
Merci aussi à Thierry B. pour l’envoi des photographies du journal de bord tenu par Joseph Nayel, journal qu’il est allé consulter aux Archives nationales pour documenter le voyage de son arrière-grand-père cuisinier sur L’Andromède, le navire sur lequel Joseph fit la traversée de l’Atlantique en 1836-1837, avec le Prince Napoléon…
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Coup de coeur pour les aquarelles de Véronique !
Très chouette le format et les aquarelles !